Le yoga & le rêve
– Quel rôle le yoga attribue-t-il aux rêves ?
– Dans quel but et de quelle manière les travaille-t-il ?
Le rêve…
Comment aborder ça ?
Une partie de ta question est très intéressante, tu as touché à l’essentiel je crois : dans quel but ? Le rôle du rêve dans le yoga et la manière de l’appréhender est secondaire finalement, et on risquerait de se perdre dans les mondes imaginaires si on ne garde pas le cap bien au clair.
Quel est-il ce cap ?
Bien sûr c’est le même que dans toute forme de yoga : la « réalisation ». La réalisation du Soi, de qui on est vraiment, de la source de la Vie, du Grand Mystère. C’est reconnaître la Lumière de la Conscience, le phare qui éclaire tous les mondes, et tous les caps…
Alors les mondes justement. Voilà ce qu’en disent certains tantras, principalement dans le corpus du Trika.
Il existe trois grands états de conscience/énergie, qui correspondent à trois différents plans de réalité. On pourrait faire des parallèles d’ailleurs avec ce qu’on entend sur les trois principales formes d’ondes cérébrales émises par le cerveau.
• Jagrat. C’est l’état de veille, lié au monde qu’on connaît bien, le plus facile à appréhender de manière consciente, bien que… Le monde grossier, matériel, celui qu’on aime appeler la « réalité ». Selon les écoles de yoga, certaines aiment dire que tout est réel car engendré et saturé par la source de Vie/Conscience (point de vue non-duel), d’autres que tout est illusion à part cette source elle-même (point de vue dualiste). Deux points de vue aussi réels qu’illusoires non..?
• Svapna. C’est l’état de rêve, correspondant au monde subtil, les mondes imaginaires infinis. On l’appellerait volontiers sommeil paradoxal en d’autres termes.
Réel ou illusoire? Quand on rêve toutes nos sensations sont vécues comme bien réelles.
Ca me rappelle une expérience que j’ai eu un jour. Je suis en train de dormir et prend conscience que je rêve. Alors je me demande : où est donc mon corps physique ? Je m’interroge, je réfléchis, mais ne trouve pas. En plus je suis bien conscient que si je force trop l’interrogation je vais me réveiller, je vais retrouver mon corps. Et c’est ce qui se passe finalement…
Alors j’ai réalisé que quand j’étais « de l’autre côté » le monde physique me paraissait bien illusoire !
• Sushupti. C’est l’état de sommeil profond, sans rêve. Il semble noir si inconscient, et d’une douce clarté si pleinement conscient. Il correspond au monde causal.
Ces trois états de conscience créent les mondes tels que nous les expérimentons.
Mais ils ne sont pas séparés comme le feraient croire les besoins de l’exposé. En fait ils s’interpénètrent. Et encore une fois tout est une question de dosages…
Pendant que tu marches, si tu penses à ton rapport de stage tu comprendras que l’état de veille fait marcher ton corps pendant que l’état de rêve (imagination) fait marcher ton mental, comme un rêve éveillé. Deux états de conscience se côtoient, et le troisième est aussi présent, en fond. Et c’est pareille quand tu dors, il y a un brin de conscience de veille qui monte la garde de ton corps physique.
On parle aussi des 3 corps liés aux 3 états: le corps physique, le corps de rêve, et le corps causal.
Alors si les trois états s’interpénètrent, se chevauchent, se côtoient, c’est qu’il y a un lien. Et ce lien, c’est en fait le fond duquel tout émerge et où tout retourne. On l’appelle l’état quatrième, celui qui transcende les 3 autres, Turya. C’est la conscience « pure », la conscience neutre qui observe sans juger, le témoin. Elle nous permet par exemple de nous souvenir de nos rêves.
Quand elle est active on sent un certain recul par rapport à ce qu’on est en train de vivre, quel que soit l’état de conscience. Par exemple on se sent vivre consciemment en train de tailler les pieds de tomates au jardin (jagrat), ou en train de chevaucher un dragon en plein rêve (svapna), ou en train de baigner dans un océan d’existence et d’extase du sommeil profond (sushupti). Et puis il y a le 5ème état ! Turyatita. C’est le prolongement de Turya, le quatrième état, qui dure sans discontinuité. L’éveil total.
Alors donc. Il y a trois états, correspondant à trois mondes et à trois corps.
Encore une petite chose qui est un pilier de la cosmogénèse indienne : le flux d’énergie, le flow de la Vie, s’écoule sans cesse du plus subtil au plus grossier, et de là retourne au plus subtil… Si bien que quand quelque chose est rendu existant dans la matière c’est qu’il l’a été avant dans la pensée.
Tout arrive en premier lieu par l’état causal, correspondant au sommeil profond, comme une semence de désir qui n’a pas encore de forme. Par l’état de rêve (pensée, imagination) elle prend une forme qui se précisera de plus en plus. Par exemple on sent un désir, puis il prend la forme d’un mot : une maison. Ensuite on commence à imaginer un endroit, un financement, et enfin des plans, de plus en plus précis. Et finalement ça s’exprimera dans l’état de veille, dans le monde physique : la construction de cette maison.
Le monde causal est le même pour tout le monde. Océan d’existence, clarté, repos, sentiment d’individualité inexistant. On est « branchés » à la Source. Et une légère pulsation, transition vers le monde subtil, déploie des germes de désirs en devenir.
Le monde subtil (de l’imaginaire, des rêves, de la pensée, etc.), lui, varie selon la culture, l’éducation, les conditionnements. Il met en forme les désirs latents.
Le monde grossier est le reflet de ce à quoi l’on croit, consciemment ou inconsciemment, individuellement et en groupe.
Turya c’est la liberté, par la connaissance. Quand on sait dans quel monde on erre on sait avec quelles règles du jeu on joue. Et alors on peut vraiment jouer, conscient et responsable. Turyatita c’est… !
Voilà un peu pour la théorie. On pourrait en parler encore des heures… Mais, me diras-tu… concrètement c’est quoi le yoga du rêve !
Alors voilà, l’idée de yoga nidra c’est de dormir sans dormir, de naviguer entre les mondes, créer et découvrir les portes, les failles dans les frontières entre ces trois états. C’est vivre ses corps : physique, subtil, causal. C’est mettre de la lumière là où il n’y en a pas, parfois « allumer une bougie au lieu de maudire les ténèbres », pour reprendre une expression. C’est s’enfoncer dans ses profondeurs fantasmatiques, paradisiaques, démoniaques, divines, avec zèle et avec une précision de plus en plus chirurgicale. Sans perdre le cap…
Encore plus concrètement. On apprend – ou en tout cas on s’entraîne – à s’endormir en toute situation, dans n’importe quelle posture physique et mentale. On apprend à programmer ses rêves, à programmer sa biologie, à programmer son mental. On apprend à trouver des repères dans les différents mondes, pour finalement savoir où on est.
Et une chose très pragmatique, on apprend à reconnaître ses désirs.
Encore plus concrètement. Il y a des techniques pour engendrer une relaxation profonde, prélude incontournable à la pleine utilisation de l’énergie de l’attention, de la concentration. Ensuite il y a un guide, une personne qui nous emmène par la voix dans tel ou tel lieu de la psyché, y vivre l’aventure qui nous correspond. On apprend au plus vite à s’auto-suffire, à se guider soi-même.
Parmi les thèmes importants: les sens, les émotions, la Vie, la Mort, le végétal, l’animal, les émotions, le guide intérieur, la sexualité/l’androgynie, les trois corps, les trois temps, et d’autres… Ensuite les possibilités sont infinies, mais attention de ne pas se perdre dans la multitude des formes ! On se souvient de la question primordiale : quel est le but ?
Les techniques sont le pranayama, l’expansion des souffles, quelques asanas, postures adaptées, beaucoup de dharanas, visualisation/concentration, les bandhas/mudras ou « sceaux énergétiques », les bijas/mantras, sons.
– Tout ça pour quoi?
Shiva/Shakti dirait le tantrika. La Conscience et l’Energie, les deux faces de la pièce maîtresse, du Grand Mystère, du Sans Nom. Devenir Dieu en fait, ou plutôt réaliser « so ham », je suis Lui. Dans toute son unité et sa multiplicité.
Et puis être humain, pleinement.
– Qu’en est-il de l’interprétation des rêves ?
En occident, et ailleurs aussi, c’est une tradition très présente que celle d’interpréter les songes. Dans la démarche du yoga comme je l’ai apprise, on porte peu d’intérêt à l’interprétation. En tout cas à l’interprétation intellectuelle des symboles, des images, des situations… Cela est considéré comme un risque de se perdre plus dans le mental. Cependant, il est des rêves qui livrent des messages clairs, de façon intuitive, et là bien sûr c’est différent. Il y a aussi des personnes qui ont ce don de comprendre intuitivement les rêves, alors bien sûr on peut les consulter, c’est comme si on allait voir le médecin.
Mais la chose vraiment importante dans toute la démarche yogique c’est l’expérience vécue, la prise de conscience. Et pour le rêve ce n’est pas différent. On observe sans cesse. Sans juger, sans trop intellectualiser ou alors prudemment, mais avec curiosité.
Car, tout ignorant qu’on est du psychisme, en interprétant on catégorise, on sépare, on s’arrange, et en plus il y a de grandes chances pour que l’on oublie des parts entières de rêves ou que l’on s’accroche à d’autres. Alors d’ici à une interprétation bancale il n’y a qu’un pas.
Cela ne veut pas dire que l’on ne trouve pas d’intérêt à essayer de relier les mondes conscients et inconscients, ni qu’une part thérapeutique soit inexistante. On prend conscience, et on apprend à transformer. Disons que tu rêves que tu te bats avec un tigre. Au réveil tu pourrais te dire « qu »est-ce que ça signifie ? », et te proposer « je cherche à être plus fort », ou « quelqu’un m’en veut », ou beaucoup d’autres choses encore… Pourquoi pas, mais il ne faut pas en rester là.
D’un point de vue yogique, tu observerais les effets de ce rêve en toi. L’énergie, l’ambiance interne, les sensations. C’est une première étape, de « conscientisation » de l’expérience vécue. Ensuite il serait possible de « fixer » les images fortes du rêve, celles qui contiennent beaucoup d’énergie, et éventuellement de travailler avec.
Par exemple on peut aller y puiser l’énergie qu’elles contiennent en leur centre, en se détachant de la forme : c’est le travail avec sushupti, le sommeil profond, sans forme, où réside la nature de l’esprit.
Ou alors, il est possible de transformer l’énergie de la forme à son avantage. C’est le travail avec svapna, le rêve. Dans l’exemple du tigre, tu pourrais te demander « quel est mon désir maintenant ? ». Et t’entendre dire « tuer le tigre, c’est un démon », ou « chevaucher le tigre », ou « devenir le tigre », ou « faire un câlin à ce gros chat », etc. Alors il ne reste plus qu’à tenter l’aventure, et récolter l’énergie et l’extase de l’expérience. La forme ensuite disparaîtra d’elle- même, en toute quiétude.
Si j’ai un petit conseil à te donner, ce serait qu’à chaque fois que tu te réveilles d’un mauvais rêve tu prends quelques instant pour retravailler le scénario et le changer à ton avantage. Il faut finir avec le sentiment d’un heureux dénouement. N’oublie pas qu’en imaginaire tes possibilités sont immenses, tu peux voler, respirer dans l’eau, etc. Donc n’aie pas peur et développe les pouvoirs de ton corps de rêve, de ton imaginaire, pour aboutir à ce que tu veux. On n’imagine pas la dimension thérapeutique et libératoire d’une pratique si simple.
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La vie est comme une bicyclette. Pour garder l’équilibre il faut avancer
Albert Einstein